La laïcité, la France et l’islam

© D.R.

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Interview de Hicham Benaissa

Propos recueillis par Igor Sollogoub

Chargé d’études et de recherche sur le fait religieux en entreprise à la Fondation agir contre l’exclusion (FACE), Hicham Benaissa est chercheur au sein du Groupe sociétés religions et laïcité du CNRS.  Il enseigne à la Faculté des sciences économiques et sociales de l’université catholique de Paris.

Quels sont les liens entre islam et laïcité en France ?

Il faut tout d’abord écarter un malentendu : beaucoup affirment que l’islam est un phénomène nouveau dans le paysage religieux français, que cette religion n’était pas présente en France au moment de l’élaboration de la loi de la laïcité en 1905. Or historiquement on se rend compte que c’est faux.

Au moment des débats autour de la loi de 1905, la France comptait de nombreux musulmans dans ses colonies, par exemple en Algérie. Par conséquent, la présence de l’islam dans l’imaginaire national de l’époque était réelle. À l’époque, il y a même eu des débats à l’Assemblée nationale mentionnant l’idée de l’application de la laïcité à l’islam, et on y avait répondu par la négative, pour une raison liée au contexte politique de l’époque : l’Algérie étant une colonie, il fallait surveiller les discours des imams. En appliquant la laïcité, il devenait difficile de maîtriser ce discours des imams, or si on ne pouvait plus les maîtriser, ils auraient été susceptibles d’appeler à la révolte, à la subversion. C’est pourquoi l’État français a voulu continuer à nommer les imams – et partant, à ne pas mettre la loi de 1905 en application. Pourtant, certains savants musulmans de l’époque, notamment Abdelhamid Ben Badis, figure emblématique du mouvement réformiste musulman, ont réclamé l’application de la loi de la laïcité à l’islam. Mais cela ne s’est jamais réalisé. Pourquoi dire cela ? Car comme le dit Durkheim : l’inconscient c’est de l’histoire et les liens troubles entre la laïcité et l’islam s’opèrent dans le cadre d’un inconscient collectif. Nous ne sommes pas dans la même situation aujourd’hui mais il est important de savoir quel rapport complexe l’État français a entretenu avec l’Islam au sujet de la laïcité. Sachant cela, on peut battre en brèche un préjugé coriace qui dit qu’islam et laïcité n’ont jamais été confrontés. C’est faux.
On comprend donc tout d’abord qu’il y a eu dès le début cette tentation de la part de l’État français d’avoir une maîtrise sur les discours religieux. Notamment sur le discours religieux des musulmans, des imams. Ensuite, l’État français a rencontré une difficulté liée à l’organisation même de l’Islam, qui n’est pas calquée sur le même modèle que le christianisme. Les États occidentaux, pour résumer, avaient l’habitude de parler à des représentations, des délégations religieuses, ce qui n’existe pas en islam. L’islam sunnite est une religion sans hiérarchie officielle, il n’y a pas de représentants nommés, pas de clergé, pas de hiérarchie. Cela a rendu plus difficile encore le dialogue entre la communauté musulmane et l’État français.

La laïcité vient organiser la vie de la cité ; c’est un modèle d’organisation politique, en aucun cas une croyance.

Où en sommes-nous aujourd’hui en France ?

N’oublions pas qu’avant d’être une restriction la loi de 1905 est une liberté. Elle garantit la liberté de conscience, des uns et des autres. De ceux qui croient et de ceux qui ne croient pas. Elle doit donc garantir aux musulmans la liberté de croire en ce qu’ils croient. Son application est à la faveur même des musulmans. Elle vient garantir leur liberté. Il n’y a aucun conflit entre les principes érigés par l’esprit de la laïcité et ceux des musulmans.

Mais il est important de dire qu’il y a eu une fixation, ces 30-40 dernières années, sur la question de l’islam en France, pour ne pas dire une volonté d’opposer de manière obsessionnelle laïcité et islam.
Il s’est opéré une sorte de dévoiement de la laïcité. Le discours public s’est servi de la laïcité comme d’un paravent, comme de ce qui protégeait la culture et le patrimoine français, alors même que la laïcité devait garantir les droits des musulmans.

Par exemple, Marine Le Pen et toute l’extrême droite se sont emparés de la question de la laïcité comme d’une espèce de bouclier symbolique contre ce qui ne fait pas partie du patrimoine culturel français, à savoir, plus précisément, l’islam. L’exemple parfait est la loi sur le Niqab. Il faut dire que cette loi n’a rien avoir avec la laïcité puisqu’elle est liée à la sécurité et à l’ordre public. Cette loi interdit de dissimuler son visage dans des lieux publics. Les forces de l’ordre doivent pouvoir reconnaître les citoyens français dans l’espace public. Mais, politiquement, elle a été présentée comme une défense du principe de la laïcité. Sauf que juridiquement, c’est faux, ce n’est pas cohérent. Cette loi n’a aucun lien juridique avec les principes laïcs puisque ceux-ci autorisent les personnes à porter des signes religieux dans l’espace public, il suffit de penser à l’abbé Pierre qui siégeait à l’assemblée nationale en soutane.

on peut très bien être tout à fait laïc et être très pratiquant. Ce n’est pas la même chose. Mais chez certaines personnes dire « je suis laïc » résonne comme quelque chose d’antireligieux. Il y a eu confusion.

Outre ces raisons historiques, organisationnelles et politiques, existe-t-il d’autres causes de la crispation autour de l’islam sur cette question de la laïcité ?

Il faut aussi aborder une autre problématique : dans les représentations collectives la question de la laïcité est associée à celle de la sécularisation. Nous pensons que la laïcité est le corollaire du phénomène de la sécularisation c’est à dire de la distanciation progressive des individus de leur référent religieux. Historiquement, ces deux phénomènes se sont produits en même temps et dans l’esprit des gens ils se sont confondus. Or, on peut très bien être tout à fait laïc et être très pratiquant. Ce n’est pas la même chose. Mais chez certaines personnes dire « je suis laïc » résonne comme quelque chose d’antireligieux. Il y a eu confusion. Or la laïcité ce n’est pas ça. La laïcité vient organiser la vie de la cité ; c’est un modèle d’organisation politique, en aucun cas une croyance.

Les gens ont pensé que c’en était fini de la religion, que c’était archaïque, ringard. Aussi, lorsque nous nous trouvons face à une population (les musulmans) qui continue à se référer à un univers religieux, à pratiquer sa religion, il y a comme un malaise, un trouble, le sentiment de revenir plusieurs siècles en arrière, une peur du « retour du religieux ».

Il faut aussi avouer qu’il y a une inculture d’une grande partie des français sur les questions religieuses. La pédagogie doit jouer un rôle fondamental, à ce niveau, pour expliquer ce qu’est la religion. Mais de manière laïque. Il ne s’agit pas de faire du prosélytisme. Nous pouvons à ce sujet regretter que le projet de loi Debray de 2004 sur l’enseignement du fait religieux à l’école n’ait pas été appliqué par les différents ministres de l’éducationi. Même si je crois que ça bouge un peu en ce moment…

Comment la laïcité est-elle perçue au sein du monde musulman ?

La laïcité en France est largement plébiscitée par les musulmans, toutes les enquêtes sociologiques le montrent. Par conséquent, si l’esprit de la laïcité est respecté, celle-dernière doit garantir la liberté de conscience des uns et des autres et ne peut donc poser aucun problème à la pratique et aux croyances des musulmans.

En revanche, il existe un courant au sein de la pensée musulmane, venu de l’étranger davantage que de la France elle-même, qui s’oppose aux valeurs laïques et pense que l’islam doit réguler la société civile.

Il faut préciser ici que la théologie musulmane est largement dominée par la pensée rétrograde wahhabite et que par conséquent, elle n’a pas évolué depuis des siècles et fonctionne à partir de catégories de pensée en grande partie héritées du Moyen-Âge. Aujourd’hui, nous en sommes là, même si en France il y a des penseurs comme Tarek Oubrou, le regretté Mohammed Arkoun et beaucoup d’autres pour lesquels il faut absolument refonder la théologie musulmane. Il y a tout un travail herméneutique à accomplir qui n’a pas été fait, malheureusement. Au contraire du christianisme, la pensée musulmane ne s’est pas renouvelée en profondeur.

Peut-on parler d’un islam des Lumières ?

Des penseurs réformistes ont mis en avant ce problème. Cela a commencé au 19e siècle avec ce qu’on a appelé les nouveaux penseurs musulmans. On peut lire à ce sujet l’excellent ouvrage de Rachid Benzine Les nouveaux penseurs de l’islam. Face à la domination technique, scientifique et morale de l’Occident sur le reste du monde, certains penseurs de l’islam ont proposé de faire un aggiornamento à la lumière des acquis et des avancées des sciences modernes. Ces réformateurs ont produit une belle pensée mais ils n’ont pas été suivis dans les faits. Ils ont systématiquement été mis à l’écart par les gouvernements dans lesquels ils s’exprimaient – cela a été la cas en Égypte, au Maroc, en Inde, en Tunisie. C’est un courant qui existe mais qui est restée pendant trop longtemps marginale. La pensée dominante qui fournit l’appareil conceptuel de la théologie musulmane, et surtout depuis 40-50 ans, reste la pensée théologique saoudienne, c’est-à-dire le wahhabisme, courant rétrograde qui s’est imposé dans le monde musulman aux 18e-19e siècles au moment où l’Arabie Saoudite est devenu le pays le plus influent au Moyen-Orient (grâce aux pétrodollars, entre autres). Ce pays a également organisé une forme de domination culturelle en imposant son modèle. On peut parler de carence théologique, de véritable misère intellectuelle.

Quelle répercussion a cette carence théologique sur les musulmans de France ?

Malheureusement, l’influence des pays et des penseurs musulmans étrangers sur les musulmans de France est beaucoup trop importante. Il faut savoir que la majorité des mosquées en France est financée par des pays étrangers (par des Saoudiens, par le Maroc, l’Algérie, etc.). Par ce biais, une idéologie, une manière de penser l’islam sont aussi véhiculées. L’urgence est clairement de former nos propres imams et nos propres penseurs en France pour réinterroger la théologie, mais aussi pour former les imams aux valeurs de la France, de la modernité et de la culture occidentales. Il y a encore trop d’imams qui prêchent en arabe, sans maîtriser la langue ni le système de valeurs français.

Il y a un vrai travail à faire et nous n’en sommes qu’au début.

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